Une analyse des implications de l’Accord de libre-échange entre l’UE et les États-Unis pour notre sécurité alimentaire

Par Javier Guzmán et Ferran García, VSF Spain – Justicia Alimentaria Global.

Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP, pour son sigle en anglais et TAFTA en français), est un rêve devenu réalité. Le rêve des grandes entreprises de l’agrobusiness. Pour le reste de la société c’est un cauchemar. Il faudra se réveiller, et faire en sorte que notre cauchemar et leur rêve ne soient plus qu’une mauvaise nuit.

Ça fait longtemps que les multinationales de l’agrobusiness sont en litige dans l’Organisation Mondiale du Commerce contre plusieurs réglementations européennes qui protègent les éléments clés de notre sécurité alimentaire. Il semble que, finalement, le temps est venu de résoudre leurs problèmes, et c’est pour ça que leurs négociateurs sont en première ligne dans les négociations entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Le but est d’obtenir un accord commercial entre les deux régions qui, contrairement à d’autres traités déjà signés au niveau international, ne vise pas à “ouvrir” les frontières aux produits alimentaires des Etats Unis, mais à “ouvrir” le système régulateur agroalimentaires européen.

Comme l’ont admis des fonctionnaires des deux parties, l’objectif principal du TTIP n’est pas d’encourager le commerce en éliminant les droits de douane entre l’UE et les Etats-Unis (actuellement les tarifs sont si bas qu’ils ne peuvent presque plus être réduits), mais d’éliminer les obstacles réglementaires qui limitent les avantages potentiels des sociétés transnationales des deux côtés de l’Atlantique. Le problème est que ces « obstacles » sont en réalité certaines de nos protections les plus importantes en matière de les droits sociaux et environnementaux, y compris les droits du travail, les normes de sécurité alimentaire (dont les restrictions sur les organismes génétiquement modifiés – OGM), la réglementation sur l’utilisation de produits chimiques toxiques, les lois de protection de la vie privée sur Internet et même les nouvelles garanties dans le secteur bancaire pour éviter une autre crise financière comme celle de 2008.

En ce qui concerne le secteur agro-alimentaire, ce qui est en train d’être négocié c’est comment les aliments sont produits, étiquetés, vendus, et comment évaluer leur sécurité. Il ne pourrait pas y avoir plus à perdre !

Les obstacles ne sont pas les tarifs

Si nous analysons les droits de douane sur le commerce agricole bilatéral entre les Etats-Unis et l’UE, nous observons que ces tarifs n’ont fait que baisser au cours des dernières décennies, sans aucune nécessité d’un accord commercial majeur. Les USA sont passé en six ans d’un droit tarifaire moyen pour les produits agricoles européens de 9,9% à 6,6% ; et dans l’UE cela a augmenté de 19,1% à 12,8%. Pour comprendre l’ampleur de ces données, il suffit de dire que le tarif agricole moyen mondial est de 60%.

Les grandes entreprises agro-industrielles veulent en fait, à travers le TTIP, qu’un aliment produit, transformé et commercialisé aux États-Unis puisse être vendu immédiatement et automatiquement dans l’UE et vice versa, mais le problème ne réside pas dans ces tarifs. Où est-il alors? Dans les soi-disant “mesures non tarifaires”, ou NTM dans le jargon de l’OMC. Autrement dit, les lois, les règlements ou les politiques d’un pays qui impactent les produits alimentaires et qui sont différents d’un pays à l’autre.

Voici donc l’origine de tout ça, en réalité les cadres réglementaires affectant des éléments clés de la production, la commercialisation, l’étiquetage et l’inspection des aliments, sont radicalement différents entre les Etats-Unis et l’UE. Mais alors, comment les négociateurs commerciaux des USA et la Commission européenne vont-ils résoudre ces différences entre ces deux systèmes de régulation?

Ne vous inquiétez pas, ils ont la solution !

Pour ce faire, il y a deux éléments clés : Le premier se réfère à un outil et l’autre à une structure. L’outil est la cohérence ou harmonisation réglementaire. Autrement dit, entre les deux normes, on choisit celle qui est la moins exigeante pour les multinationales (mais qui offre en même temps, la moindre protection aux citoyens). La structure c’est le Conseil de coopération réglementaire (CCR), et il semble que ce soit justement ça le point central de la « stratégie TTIP ».

Les différences

Il y a une longue liste de différences entre les règlement qui impactent l’alimentation entre l’UE et les Etats-Unis, et nous allons tenter de mettre en évidence quelques-uns des plus importants.

L’irradiation des aliments est un d’entre eux. L’irradiation est basée sur l’application de rayonnements ionisants, en général des électrons à haute énergie ou des ondes électromagnétiques (rayons gamma ou X). Ce n’est pas un “simple processus de conservation des aliments”, comme celà a toujours été dit par l’industrie alimentaire. Pour avoir une idée rapide, la dose moyenne d’irradiation des aliments (là où elle est autorisée) est de 10 kGy (10.000 Grays). Pour comprendre ce chiffre, nous pouvons la comparer avec une radiographie (1 milliGray), une tomographie (0,01 / 0,03 Grays) ou tout simplement avec le fait qu’il suffit d’exposer la peau à l’irradiation 10 Grays pour perdre définitivement les poils ; ou bien que 8 Grays atteignent les ovaires d’une femme pour provoquer l’infertilité. En radiothérapie, la dose maximale utilisée est de 80 Grays.

Ce traitement est autorisé aux États-Unis pour presque tous les aliments. L’UE ne l’autorise que pour les herbes aromatiques séchées, les épices et les condiments végétaux (mais elle laisse chaque Etat membre libre d’ajouter de nouveaux aliments à la liste).

Il faut se rappeler que ceci est particulièrement préoccupant pour les consommateurs parce que l’irradiation peut former des substances toxiques et cancérigènes. L’irradiation produit des radicaux libres et d’autres sous-produits. Très peu de ces produits chimiques ont été étudiés de manière adéquate autour de leur toxicité pour la santé. En outre, les aliments irradiés ne sont pas correctement étiquetés, et le droit du consommateur de choisir sur base d’informations suffisantes n’est pas assuré. Enfin, on sait que l’irradiation réduit la valeur nutritive des aliments. Comme par exemple, la teneur en vitamine de l’aliment. Ainsi, la vitamine E peut être réduite de 25% après irradiation et la vitamine C entre 5 et 10%.

Une autre grande différence entre les deux règlements concerne la liste des pesticides autorisés des deux côtés de l’Atlantique. Parmi les nombreuses différences dans les législations sur les pesticides, les deux plus importants se réfèrent à la quantité de pesticides dangereux autorisés par les

États-Unis mais interdits dans l’UE, ainsi que les différents niveaux de résidus de ces substances qui sont permis dans les produits alimentaires vendus aux consommateurs américains par rapport à l’UE. Il s’agit de ce qu’on appelle les Limites maximales de résidus, beaucoup plus stricts dans l’UE qu’aux États-Unis.

La question n’est pas de moindre importance, puisque ces produits, par définition, ont une activité biocide élevée et peuvent provoquer des effets indésirables sur la santé humaine et l’environnement. A cela on doit rajouter que, dans de nombreux cas, ils ont une forte persistance dans l’environnement, de sorte que ces effets perdurent sur le long terme. De plus, les consommateurs sont pleinement conscients du fait qu’il s’agit de substances à haut risque, comme démontré par les données de la dernière enquête Eurobaromètre dédié aux risques alimentaires, qui indique que 66% des Espagnols sont assez ou très préoccupés par la présence de résidus de pesticides dans leur alimentation. Une étude réalisée par le Food Marketing Institute a détecté que 72% des répondants les considèrent comme une menace majeure pour la santé.

Des deux systèmes de réglementation sur les pesticides, celui qui protège le mieux les citoyens est certainement le système européen, même si il est loin d’être idéal, puisque par exemple, chaque année plus de 40.000 tonnes de pesticides sont utilisés (en ne considérant que la quantité des principes actifs) en Espagne et  son utilisation intensive continue à générer des plaintes concernant les effets sur la santé humaine comme sur l’environnement. Par exemple, comme confirmé dans un rapport d’un groupe de chercheurs de l’Université de Valence et de l’Université Polytechnique de Valence, on a trouvé 23 pesticides différents dans les différentes sections de la rivière Júcar (est Espagne), dont certains interdits en Europe.

L’évaluation, la commercialisation et l’utilisation des pesticides (herbicides, insecticides, fongicides, etc.) est étroitement réglementée dans l’Union européenne. La législation prévoit une procédure d’évaluation des risques et d’autorisation pour les substances actives et les produits contenant ces substances. Afin de permettre leur commercialisation il est nécessaire de démontrer l’innocuité de chaque substance active du point de vue de la santé humaine, y compris les résidus dans la chaîne alimentaire, la santé animale et l’environnement. L’industrie chimique a la responsabilité de fournir des données montrant que la substance peut être utilisée sans risque pour la santé humaine et l’environnement.

En revanche, aux États-Unis, la sécurité chimique est réglementée par la loi sur le contrôle des substances toxiques de 1976 (TSCA). Contrairement au processus européen, qui examine toutes les substances “anciennes et nouvelles”, le TSCA prévoit une série de droits acquis pour des milliers de produits chimiques. A titre d’exemple, il suffit de dire que l’Environmental Protection Agency (EPA) a exigé des tests de sécurité pour seulement 200 des 80 000 produits chimiques utilisés dans le commerce. Une autre différence fondamentale est que, dans le cas américain, une évaluation complète des risques par les autorités gouvernementales est nécessaire ; ce qui signifie, dans la pratique, que la responsabilité de démontrer qu’une substance est sans danger pour les personnes ou l’environnement est laissé aux autorités publiques plutôt qu’à l’industrie chimique. Ceci a pour conséquence, la libre circulation sur le marché américain d’un grand nombre de pesticides peu ou pas sécurisé en matière de risques pour la santé ou l’environnement.

Le RCC

Nous venons de présenter ici juste deux exemples du cadre de ce « traité d’harmonisation des normes », qui dans la pratique signifie la dévaluation du système actuel des garanties européenes, pour favoriser les intérêts des grandes entreprises. Mais comme nous l’avons dit, le danger réel de cet accord réside dans la nouvelle structure de prise de décision qui est destiné à être intégré dans l’UE.

La question des OGM par ex, ou celle de la production de bétail traité aux hormones ou encore celle de l’autorisation des pesticides classés comme dangereux, que nous pourrions appeler des « thèmes-alerte », éveillent le rejet quasi systématique des citoyens. Les négociateurs et l’industrie le savent bien et s’il vient à la lumière qu’un accord autorisant la commercialisation et l’étiquetage des OGM, ou l’engraissement des veaux avec des implants d’estradiol, alors le rêve de l’industrie sera terminé. C’est pour cette raison, que divulguer les détails des négociations et présenter cet accord comme ce qu’il est : un énorme paquet de déréglementation, un bus dans lequel voyagent des règlements qui vont être abandonnés sur le chemin, en faisant en sorte que ça ressemble à un accident, pourrait être politiquement dangereux pour les négociateurs , les entreprises et, indirectement, les gouvernements qui le soutiennent, car ça pourrait amener à un rejet de l’ensemble du paquet de part des citoyens et même des parlements nationaux.

Les groupes de pression des entreprises des deux côtés de l’Atlantique et ses représentants politiques sont bien conscients des complications politiques de ce type d’accord. Nous sommes confrontés à un dilemme. Et quelle est la réponse trouvée? celle de la “coopération réglementaire“. Qui se traduit par « nous touchons seulement à quelques petites choses maintenant, mais nous préparer tout pour pouvoir changer les règles après, lentement, dans l’obscurité et seuls”.

L’Accord et la Clause de Coopération Règlementaire définissent un cadre complexe qui permettra de prendre des décisions sans contrôle public réel et en laissant les portes ouvertes au lobby des entreprises.

Les entreprises participent et sont impliquées dès le début du processus, bien avant tout débat public et démocratique, et ont une excellente occasion de se débarrasser de toutes initiatives visant à améliorer nos standards alimentaires ou à protéger les consommateurs. En substance, la proposition permettrait aux groupes de pression des entreprises de “co-écrire” la législation.

Notre santé est seulement un obstacle pour leurs profits, et il faut se dépêcher !

Cet article est un extrait du Rapport « TTIPex, borrando derechos«  de VSF Espagne – Justicia Alimentaria Global.

L’article original – en Espagnol – a été publié dans El País: La insoportable molestia de nuestra salud.

 

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